ZN interviews Nancy Peña

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Toni Boix: À quoi répond le «ñ» de votre nom?

Nancy Peña: Ma famille est espagnole, et, à la suite d’évènements rocambolesques lors de la guerre carliste, elle a émigré en Algérie, puis au Maroc, où elle a pris la nationalité française. Le « N » de Peña a alors perdu sa tilde, car les machines à écrire françaises ne pouvaient pas la noter.

Toni Boix: Votre condition d’enfant d’immigrés espagnols en France a-t-elle à voir sur le fait que l’un des grands sujets de La Cofradía del Mar/La guilde de la mer soit le métissage?

Nancy Peña: Mes parents sont immigrés, mais ils se sentent français avant tout, et le sont, puisque ma mère a pris la nationalité très tôt et que mon père est né français, au Maroc. On ne peut pas mettre les gens dans des cases parce que le sentiment d’appartenance à un pays, une culture, une famille, est très complexe. Je voulais montrer ça au travers de mes personnages : Le capitaine le Griffard est citoyen de la Guilde mais se sent Sinois avant tout. Gib, le héros, préfère adhérer aux valeurs du pays qui l’opprime parce qu’il n’en connaît pas d’autres.

Toni Boix: Croyez-vous que la réflexion littéraire sur le métissage est simplement suggestive ou, au contraire, la trouvez-vous énormement nécessaire pour les sociétés occidentales cosmopolites actuelles?

Nancy Peña: Je pense qu’il faut absolument y réfléchir, et ce qui se passe en France aujourd’hui le montre, avec cette étrange idée de faire, par exemple, un ministère de l’identité nationale. Au lieu d’essayer de faire évoluer un pays, on se raccroche à une « identité » historique qu’on oppose à ce qui se passe maintenant et à des phénomènes, comme celui des cités, qui sont pourtant franco-français. Il faut repenser ce pays, et ce n’est pas une question dévolue seulement aux politiques. Mais moi, je ne me sens pas du tout dépositaire d’un message à faire passer, j’en serai bien incapable et je déteste d’ailleurs lire des fictions « à message ».

Toni Boix: La couture est un autre élement important dans l’intrigue de La Cofradía del Mar. Est-ce un sujet qui vous intéresse particulièrement?

Nancy Peña: Je ne suis absolument pas couturière, mais c’est un sujet qui m’intéresse graphiquement (j’aime les motifs en général). C’est un thème qui revient pratiquement dans tous mes albums et particulièrement dans la Guilde de la mer et dans le chat du kimono, où les motifs deviennent réels. Mon trait à la plume s’apparente un peu à la broderie aussi. Ce qui m’intéresse aussi, c’est que c’est un moyen d’expression dans d’autres cultures. Je pense aux tapis berbères dont les motifs symbolisent la vie de la couturière. Dans la Guilde, Pattedôle a un peu ce rapport là à la couture.

Toni Boix: Certains pensent que dans la couture se mélangent des aspects artisanaux et artistiques. Diriez-vous qu’il en est de même dans la bande dessinée?

Nancy Peña: Oui, je pense que beaucoup d’auteurs se sentent artistes dans leurs intentions et artisans dans leur travail quotidien. Dans l’antiquité et au moyen âge, ces deux mots signifiaient la même chose, et j’aime bien cette conception là.

Toni Boix: L’idée qu’en France la BD jouit d’une grande considération culturelle et artistique est-elle vraie ou plutôt faudrait-il dire que tout ce qui brille n’est pas or?

Nancy Peña: En France, on a vraiment l’impression que le monde de la bd est séparé en deux, avec d’un côté la bande dessinée dite indépendante qui jouit d’une grande considération culturelle, et de l’autre, la bd traditionnelle à qui on refuse un peu ce statut. Je n’aime pas cette division, qui laisse toute une partie de la production dans l’ombre des médias et des critiques. Soit un album est bon, soit il ne l’est pas.


Toni Boix: En Espagne les filles ne se sont pas lancées à la lecture des BD de façon générale jusqu’à il y a très peu, avec le manga. C’est peut-être pour cela que les femmes auteurs de BD sont une minorité. Comment le désir de vous consacrer professionnellement aux BD est-il apparu chez vous et quelles ont été les lectures qui, à votre avis, vous ont influencée?

Nancy Peña: Mon père est collectionneur de bd, donc très tôt, c’est un moyen d’expression qui m’a été familier. Will Eisner était alors l’auteur que j’appréciais et que j’admirais le plus, c’est lui qui m’a vraiment fait comprendre les rouages de la narration. J’ai ensuite commencé des études en arts appliqués et je ne lisais plus trop de bandes dessinées. C’est en découvrant des auteurs comme Blain, Sfar, Blutch… que j’ai eu envie de me lancer, car je retrouvais avec eux le plaisir de la lecture romanesque, celui que j’avais en lisant les romans de Stevenson !

Toni Boix: Comment votre premier ouvrage comme auteur complète, Le cabinet chinois, a-t-il été accueilli en France?

Nancy Peña: Il a été bien accueilli, malgré mes maladresses en narration et en dessin. Je le vois vraiment comme un album d’apprentissage, j’espère que les lecteurs l’on perçu comme ça aussi.

Toni Boix: Dans La Cofradía del Mar les personnages vivent soumis à des dictatures hiérarchiques qui ont leur manifestation visible dans la mode en tant qu’instrument de discrimination. D’où cette idée est-elle sortie?

Nancy Peña: De tout temps, le statut social a été marqué par le vêtement, avec des choses plutôt drôles comme les « poulaines » et les « fraises » géantes montrant qu’on avait assez d’argent pour acheter beaucoup de tissu, ou avec des choses beaucoup plus dramatiques, comme la croix juive. Même dans les écoles, il existe une hiérarchie dictée par les marques de vêtement. Il suffit d’exagérer ce pouvoir de la mode pour imaginer des dictatures comme celles de la Guilde, basées sur le regard de l’autre.

Toni Boix: Les personnages, malgré le fait d’être des animaux antropomorphiques, s’éloignent du cliché propre aux funny animals, et arrivent même parfois à être presque grotesques. Pourquoi avez-vous choisi des animaux pour jouer le rôle principal dans cette histoire et pourquoi ce graphisme un peu déchiré?

Nancy Peña: Mettre en scène des animaux me permet de mettre un peu de distance avec ce que j’écris, comme dans les fables, où on peut aborder des sujets politiques ou sociaux plus facilement. Jamais je n’aurais eu le courage ou le talent de mettre en scène des humains dans un tel contexte. Quant au graphisme, je crois que je ne sais pas faire autre chose de toute façon ! Je me régale à encrer à la plume, et voilà ce que ça donne.

La Cofradía del Mar/Nancy Peña/Dib buks

Toni Boix: Le fait de créer tout un monde à partir de rien, comme vous faites dans La Guilde, est très compliqué, aussi bien pour l’auteur que pour les lecteurs. Qu’est-ce qui vous a poussée à prendre ce risque?

Nancy Peña: C’est très tentant de tout créer, comme dans un jeu de construction, en sachant que l’histoire va déranger tout ça. Mais le scénario du tome 1 de la Guilde est assez complexe et je crois que je n’ai pas réussi à gérer la création de ce monde et l’histoire qui s’y trame. Cela-dit, je ne voulais pas faire un album de présentation et démarrer vraiment l’histoire au second tome.

Toni Boix: Le récit visuel de vos pages se distingue souvent du modèle cinématographique, avec des vignettes-page dans lesquelles se déplacent les personnages ou parfois des vignettes dans lesquelles le temps narratif de vignette à vignette semble ralentir. Quelles ont été vos répères vis-à-vis de ce type d’approche narrative et visuelle? Croyez-vous que la BD doit se différencier par rapport au cinéma?

Nancy Peña: J’ai été marquée par les livres d’Italo Calvino, et par sa prise en compte de la page et du livre dans ses récits. Dans Le chevalier inexistant, un de mes livres préférés, la narratrice se raconte en train d’écrire une histoire, et voyant courir sa plume, elle commence à tracer des chemins et des fossés, dans lesquels on retrouve les pérégrinations des héros.

Dans un autre livre, Calvino raconte qu’il se rend à une exposition des globes terrestres de Coronelli, qui mélangent la cartographie et des mentions écrites de ce que Coronelli a vécu quand il faisait ses relevés. Aussi, utiliser la page comme un territoire ou un paysage afin d’y insérer une histoire m’intéresse beaucoup. J’aime bien aussi utiliser la case comme un petit cadre de théâtre, ce qui explique que beaucoup de mes plans soient fixes. En prenant en compte la page ou la case, les choses qui appartiennent vraiment au livre, on s’éloigne forcément du cinéma, même si il ya beaucoup de passerelles entre la bande dessinée et ce médium.

Toni Boix: Les coloristes de la première remise de La Cofradía et ceux de la deuxième changent, malgré le travail très expressif réalisé par Jean-Marie Jourdane et Miss Gally. Quelle a été la raison de ce changement?

Nancy Peña: Jean-Marie et Miss Gally, malgré leur talent, ne sont pas coloristes de métier, et tout simplement, ils en ont eu marre de faire de la couleur (c’est très long et laborieux). Ils se sont tournés vers des projets personnels. Jean-Marie m’a présenté Maela, avec qui j’aime beaucoup travailler.

Toni Boix: Les récits à tradition orale jouent un rôle important dans cet ouvrage. Pourquoi avez-vous décidé de transmettre l’intrigue de tout l’ouvrage en faisant allusion à ce type de littérature?

Nancy Peña: Je voulais qu’il y ait une mythologie très forte, qui explique l’origine du monde de la Guilde, et dont chaque race possède traditionnellement un bout, ou une conception. Cette mythologie est ce qui relie toutes les îles de la Guilde, malgré leurs différences, mais du fait de cette tradition orale, elle est plutôt considérée comme une légende, ou un conte de bonne femme.

Toni Boix: À un moment donné, Bifilong dit «qu’ils ne sont pas dans un roman d’aventures». Vous prétendiez nous confondre ou bien le personnage ne savait pas où il se trouvait?

Nancy Peña: Ah non, je ne prétends rien, c’est juste une touche d’humour (peut-être mauvais !)

Toni Boix: Le fait que le trésor de La Guilde soit un artiste au lieu d’être monétaire est quelque part une revendication subliminale de votre dignité en tant que créateur?

Nancy Peña: Non, pas une revendication de ma dignité mais du fait que le talent des gens, l’idée de service, me semblent plus précieux que l’argent, et que la société dans laquelle nous sommes a bien du mal à le reconnaître.

Toni Boix: À quel moment de la réalisation de La Guilde vous trouvez-vous et quels autres projets avez-vous en cours de réalisation?

Nancy Peña: Je dois commencer le scenario du tome 3 (je pense finir la série en 4 tomes, je ne sais pas trop comment tout ça va se terminer, mais tant mieux, c’est intéressant de se laisser porter par une histoire). Je termine en ce moment le tome 2 des nouvelles aventures du chat botté, un récit beaucoup plus léger et drôle, et aussi un scenario pour Bayou, la collection de bandes dessinées de Gallimard.

Toni Boix: Y a-t-il quelque chose que vous souhaitez dire à votre public en Espagne?

Nancy Peña: J’espère vous faire voyager un peu au travers de mes histoires !

Toni Boix: Nous espérons que votre travail aura le meilleur des accueils et vous remercions vivement du temps que vous nous avez consacré.

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Blog de Nancy Peña

Reseña de La Cofradía del Mar

Entrevista a Ricardo Esteban Plaza

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